Chine : la manière forte comme seule réponse possible ?

A Pékin, la manifestation “du jasmin” rue Wangfujing

A Pékin, la manifestation “du jasmin” rue Wangfujing

L’appel s’est propagé sur le Web comme un feu de broussaille. Un mystérieux « mouvement chinois du jasmin », lancé on ne sait par qui, a été repris par d’innombrables blogs, forums et fils de discussion, et surtout sur Twitter. Il appelait les internautes à se réunir hier dimanche 20 février, à 14 heures, dans des lieux désignés de 13 villes chinoises, pour réclamer « du pain, du travail, des logements et de la justice ».

On ne connaît pas exactement l’ampleur de la réponse. A Pékin, plusieurs centaines de personnes, dont beaucoup de policiers et de journalistes, se sont assemblées devant le McDo de la rue Wangfujing. D’après les témoignages publiés sur Twitter, les 13 lieux de rendez-vous dans les 13 villes étaient littéralement noyés par d’abondantes forces de police, en costume ou en civil. L’armée elle-même avait été mise sur un pied d’alerte. Des manifestants pacifiques ont été embarqués manu-militari, sous l’oeil des caméras étrangères.

La répression avait en fait commencé dès le lancement du mot d’ordre : samedi, déjà, plusieurs dizaines de personnalités connues de la société civile ont été emmenées par des policiers – une pratique courante en Chine quand on veut empêcher quelqu’un de parler à la presse ou de participer à un événement public. Vingt-quatre heures après les manifs, la plupart ne sont pas encore rentrés chez eux.

Tous les observateurs reconnaissent que la situation en Chine est très différente de celle des pays arabes, et la mobilisation incomparablement plus faible. Les maîtres de Pékin n’ont pas vraiment de raison de s’inquiéter. Pourquoi alors tant de crispation ? Pourquoi un tel recours à la répression ?

Une des réponses tient bien sûr à l’angoisse permanente du gouvernement chinois, qui découle elle-même de son fort sentiment d’illégitimité. Hantées par le spectre du soulèvement de Tiananmen en juin 1989, les autorités sont la proie d’une véritable phobie vis-à-vis de tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un défi à leur pouvoir. Comme toutes les phobies, cette hantise de l’insubordination est comme une alarme déréglée qui se déclencherait à tout propos et hors de propos, dès qu’un « signal », même infime, se pointe à l’horizon.

D’autres observateurs mettent l’accent sur le niveau réellement préoccupant de l’agitation sociale. Nul mieux que le pouvoir ne mesure à quel point sa « base sociale » est exiguë, à quel point la confiance dans les autorités est sapée par la gloutonnerie des nantis et la monopolisation des richesses nationales au profit précisément des profiteurs. Beaucoup de militants des droits civiques m’expliquent que le pouvoir n’a plus aucune légitimité, que le dialogue est rompu entre la caste dirigeante et le peuple « dirigé ». Dans ces conditions, le scénario à la tunisienne ou à l’égyptienne n’est pas aussi insolite qu’on le pense.

Du coup, une « bonne répression préventive » peut apparaître comme la seule tactique disponible, quand l’embrasement est considéré comme inévitable, et un soulèvement  appelé à se produire tôt ou tard. C’est ainsi que des avocats des droits civiques expliquent l’aggravation depuis environ un an et demi de la situation des droits de l’homme en Chine. « Tuer la révolte dans l’œuf » serait devenu la réponse réflexe d’un pouvoir sur le qui-vive. Une logique destructrice, et suicidaire à terme. A quel terme ? C’est toute la question.

De fait, Pékin montre de moins en moins de tolérance vis-à-vis de ses opposants. Rappelons la condamnation de Liu Xiaobo à 11 ans de prison pour avoir mis par écrit un projet de réforme constitutionnelle. Rappelons la rage chinoise quand le prix Nobel de la Paix lui a décerné. Rappelons que sa femme, Liu Xia, est en résidence surveillée depuis cette date, et qu’aucun journaliste n’a le droit de lui parler.

Ils sont nombreux les intellectuels, avocats et militants des droits civiques qui subissent le même sort. La semaine dernière, toute la presse s’est passionnée pour l’avocat « aux pieds nus », l’aveugle au visage d’ange, Chen Guangcheng. Ce courageux défenseur des femmes de sa région, soumises à une effrayante politique de stérilisations forcées et d’avortements ultra-tardifs, a payé son engagement de 4 ans de prison, à la suite d’une mascarade de procès.

guangcheng

L'avocat aveugle Chen Guangcheng


Après avoir purgé sa peine sans le moindre jour de remise, après avoir été maltraité en prison, il a été relâché l’automne dernier. Mais ce ne fut pas la fin du confinement, ni celui des mauvais traitements. « Je suis passé d’une petite prison à une prison plus grande », déclare-t-il dans une vidéo. Par on ne sait quel incroyable tour de passe-passe, cette vidéo enregistrée par lui-même et par sa femme a passé le barrage formidable dressé autour de leur maison campagnarde du Shandong. Ils y décrivent la surveillance permanente, la présence des barbouzes non seulement « aux quatre coins de la maison », mais aussi « au sommet des murs d’enceinte ». De fait, on voit des types juchés sur le mur surplombant la cour intérieure. On voit aussi, image plus perturbante, leur petite fille interdite d’aller à l’école, apprenant tant bien que mal la table des multiplications. La femme de Chen raconte la difficulté de nourrir sa famille quand elle voit ses réserves fondre à vue d’œil. Sa belle-mère âgée et malade est la seule à avoir le droit de sortir, mais elle ne peut acheter que des légumes. Pas de viande, ni de charbon. Alors on fait la cuisine à l’aide de feuilles de maïs séchées que la vieille dame a réussi à ramener malgré sa jambe malade…

La même ONG qui avait mis la vidéo sur Youtube a annoncé, immédiatement après sa diffusion, que le couple Chen avait été sévèrement battu, « au point de devoir garder le lit ». Mais on leur avait refusé le droit d’aller à l’hôpital.

C’est pour vérifier ces informations que plusieurs journalistes étrangers ont décidé de se rendre à Dongshigu, le village où Chen Guangcheng et sa famille sont emprisonnés dans leur propre maison. Dimanche 13 février, je me suis rendue à Jinan, capitale du Shandong, en compagnie de Brice Pedroletti, correspondant du Monde, et de Stéphane Lagarde, correspondant de RFI. Nous avons loué une voiture à Jinan, et conduit pendant trois heures jusqu’à la route 205 qui longe le village de Dongshigu. L’allée qui mène au cœur du village était gardée par un vieux minibus stationné à l’embranchement. Nous avons laissé cette entrée principale, contourné le village et trouvé un autre accès plus éloigné de la route.

Dans le village voisin de Qianhouzi, des paysans nous ont confirmé que toutes les entrées de Dongshigu étaient gardées, que la famille Chen était strictement enfermée dans sa maison. Ils nous ont conseillé de rebrousser chemin, car les étrangers qui prétendaient pénétrer dans le village étaient systématiquement « battus ». Quand ils ont compris que nous avions au contraire l’intention de nous approcher autant que possible, ils ont exprimé une réelle inquiétude, insistant lourdement sur le danger que nous courions.

Ils se trompaient sur un point : le chemin sur lequel nous nous trouvions n’était pas gardé ce jour-là. Nous avons donc pu pénétrer à Dongshigu, un petit hameau aux ruelles très étroites. Les premières maisons arboraient de superbes drapeaux rouges flambant neuves. Nous avons demandé aux passants où était la maison de Chen Guangcheng. Bien que surpris, les villageois nous ont indiqué comment y aller, ils ont même suivi notre voiture jusqu’à une minuscule placette coincée au centre du village. C’est là que nous avons garé. Des enfants nous ont indiqué une venelle que nous avons empruntée. Au bout de quelques pas, nous étions en vue du portail de Chen Guangcheng. Soudain, une demi-douzaine de types qui étaient accroupis devant le portail nous ont aperçus. Ils ont foncé sur nous.

Nous brandissions nos cartes de presse (délivrées par le Bureau de la Presse internationale, lui-même dépendant du Ministère chinois des Affaires étrangères), nous répétions : « Journalistes étrangers, journalistes étrangers ». La demi-douzaine de sbires nous ont poussés sans ménagements, nous obligeant à abandonner la voiture sur la placette. Ils ont arraché le Nagra de Stéphane Lagarde, ainsi que sa carte de presse qu’il tenait à la main. Tout en me bousculant violemment, ils ont à plusieurs reprises tenté de m’arracher mon sac, et n’ont reculé que quand j’ai poussé des hurlements. Finalement, ils se sont mis à trois pour immobiliser Brice Pedroletti, fouiller ses poches, et récupérer les clefs de la voiture dans l’une d’entre elles.

Nous avons ainsi été poussés sur les 300 mètres de chemin menant à la route. Au moment où nous l’avons atteinte, la troupe de sbires avait grossi jusqu’à atteindre une quinzaine d’individus. Ils nous ont obligés à traverser la route de force, sans prendre vraiment garde à la circulation pourtant intense sur cette route nationale. Ils nous ont fait attendre sous bonne garde de l’autre côté de la route. Une voiture aux plaques masquées et aux vitres noires est venue tourner autour de nous. On pouvait voir le voyant lumineux d’une caméra s’allumer pendant qu’ils nous filmaient.

Au bout d’une vingtaine de minutes, ils nous ont rendu notre voiture, qu’ils ont arrêtée devant nous à contresens de la circulation. Ils ont rendu le Nagra – sans sa carte mémoire, et sans la carte de presse de Stéphane. Comme j’insistais en disant que nous ne partirions pas sans cette carte de presse, la violence est montée d’un cran. J’ai été saisie par les bras, poussée brutalement dans le dos et fourrée de force dans la voiture, pendant qu’ils hurlaient : « Ouste, cassez-vous, dehors… »

Nous avons démarré, suivis par une voiture sans plaque. Stéphane a remarqué que les pages écrites de son carnet de notes avait été coupées au cutter, et que la mémoire de son téléphone portable laissé dans la voiture avait été effacée. Décidés à porter plainte, nous nous sommes rendus au poste de police le plus proche, toujours suivis par une voiture sans plaque. Là, des policiers, l’air très embêtés, nous ont dit que Dongshigu ne faisait pas partie de leur territoire. Nous nous sommes alors rendus au poste de police de Shuanghou.

Les agents qui nous ont reçus à Shuanghou se sont montrés peu accueillants, voire hostiles. Comme j’appelais un responsable du Ministère des Affaires Etrangères, un des fonctionnaires présents me hurlait : « Raccroche, raccroche immédiatement. Tu n’as le droit de téléphoner à personne. » Comme je lui disais qu’il s’agissait du Ministère chinois des Affaires étrangères à Pékin, il a hurlé de plus belle : « Je m’en fiche, ici on ne connaît ni le Ministère des Affaires étrangères, ni personne d’autre de Pékin ».

Les agents ont refusé d’enregistrer notre plainte. Quant aux violences que nous venions de subir dans le village, le gradé nous a dit sans rire : « Les villageois ont un comité autonome de maintien de l’ordre. Ils ont le droit de se défendre contre l’extérieur. Vous étiez peut-être des voleurs ».

Le souci le plus vif des policiers était de nous voir déguerpir. Nous avons donc quitté le commissariat de Shuanghou sur la promesse verbale qu’ils chercheraient la carte de presse saisie par les gros bras de Dongshigu.

La carte de presse n’a pas été rendue. Stéphane Lagarde a été invité à déclarer sa « perte », et à la publier dans les petites annonces d’un journal de Pékin. C’est la procédure habituelle pour obtenir une nouvelle carte.

Le lendemain de notre passage mouvementé à Dongshigu, une équipe du New York Times a été accueillie avec encore plus de violence au « poste frontière » de Dongshigu qui avait retrouvé ses gardes : les trois journalistes ont été violemment arrachés de leur voiture, du matériel a été volé, un ordinateur brisé, et la voiture endommagée. Un jour plus tard, trois journalistes de CNN se rendant à Dongshigu ont été de la même façon stoppés. Repoussés violemment, ils ont été chassés à coups de pierres. Comme la scène s’est produite assez loin de l’entrée du village, il n’y avait que deux sbires pour garder le passage. Le cameraman a donc pu filmer la scène, et l’incroyable agressivité de ces individus.

Interpellé lors de la conférence de presse hebdomadaire sur les violences et les violations dont les journalistes étrangers ont été en quelques jours victimes à Dongshigu, le porte-parole du Ministère chinois des Affaires étrangères a répondu: « Nous souhaitons que les correspondants étrangers respectent les lois et les réglementations de la Chine (…) les conditions nationales et en particulier les souhaits de la population locale, afin d’éviter les désagréments ».

Le problème, bien sûr, ne vient pas de ce que les correspondants étrangers ne respecteraient pas les lois chinoises. Aucun d’entre nous n’a commis d’acte illégal. Il ne découle pas non plus des « souhaits de la population locale ». Le mercredi 16 février, soit trois jours après notre mésaventure, une quinzaine d’avocats pékinois se sont réunis dans un restaurant du centre de la capitale pour discuter de la situation de l’avocat aveugle. le jour-même, plusieurs d’entre eux ont été arrêtés, passés à tabac, roués de coups de pieds. On est sans nouvelles de deux d’entre eux. Quand il s’agit de Chen Guangcheng, la police de la capitale sait se montrer aussi brutale que les nervis et les voyous qui font la loi dans un hameau du Shandong.

Ce qui ne laisse rien augurer de bon quant à la façon dont Chen Guangcheng et sa famille sont traités dans leur village transformé en citadelle de non-droit, à l’abri des yeux du monde.

Ursula Gauthier

 

source : Nouvel Obs

 

Les commentaires sont fermés !