Pour l’anniversaire du soulèvement de Lhassa, la crise atteint un nouveau paroxysme au Tibet

Désigné comme le Jour du soulèvement national (National Uprising Day) à Dharamsala, dans le nord de l’Inde, où siège le gouvernement tibétain en exil, le 10 mars a chaque année un écho très fort parmi les 6 millions de Tibétains de la Région autonome tibétaine (sous contrôle chinois) et des zones tibétaines des quatre provinces chinoises qui la bordent.


Cette année, l’anniversaire du soulèvement de 1959, bien sûr tabou en Chine, intervient alors que la crise au Tibet a atteint un nouveau paroxysme. Non seulement les nouveaux médias ont favorisé une diffusion sans précédent d’informations en provenance du « Tibet libre » vers les hauts plateaux tibétains, mais, aux yeux des Tibétains de Chine, le temps presse.


La première revendication qui ressort des multiples manifestations ou actes récents de vis-à-vis de Pékin est le retour au Tibet du dalaï-lama, et la fin de sa diabolisation par le régime communiste. Le Monde a pu constater, en 2010 et 2011, combien celle-ci est ressentie comme une atteinte à la dignité des Tibétains et à leur identité culturelle et religieuse dans les zones tibétaines du Sichuan et du Qinghai.


SOULÈVEMENT GÉNÉRALISÉ
En 2008, c’est le Jour du soulèvement national que les moines du monastère de Drepung, l’un des trois plus grands de Lhassa, ont organisé une marche de protestation en réaction aux mesures de « rééducation patriotique » qui leur avaient été imposées. S’en suivra un soulèvement généralisé à tout le Tibet historique, qui durera plusieurs mois.


La répression sera féroce : les arrestations et les peines de prison toucheront le clergé comme la population laïque, et une grande partie de l’intelligentsia tibétaine. Elle s’accompagnera d’une double stratégie de reprise en main systématique des monastères et de la population, mais aussi de « subventions » ciblées. Le résultat a été désastreux : les autorités chinoises se sont aujourd’hui aliénés une plus grande partie encore de la population tibétaine, toutes catégories confondues.


RENFORCEMENT DE LA FIERTÉ D’ÊTRE TIBÉTAIN
La fierté et la conscience d’être tibétain n’auront cessé de se renforcer ces quatre dernières années : « Les manifestations de 2008 ont renforcé le sentiment d’identité des Tibétains et depuis ils expriment régulièrement leur fierté nationale, explique la tibétologue française Katia Buffetrille qui a fait un long séjour en Amdo fin 2011. Ainsi, on peut voir dans divers lieux en Amdo [actuelle province chinoise du Qinghai] de petits papiers collés aux vitrines des boutiques et appelant à parler une langue pure [au lieu d’être mélangée avec du chinois]. »


« Des manifestations pacifiques ont eu lieu en 2010 à Rebkong [Amdo] contre le projet de supprimer l’enseignement en tibétain dans le secondaire, poursuit-elle. Des initiatives de la société civile sont apparues comme le « mercredi blanc » qui a débuté dans le Tibet oriental et qui est une journée durant laquelle les Tibétains mangent tibétain, s’habillent tibétain, parlent uniquement tibétain. Ce mouvement s’est répandu maintenant parmi les exilés. »


ACCROISSEMENT DES IMMOLATIONS PAR LE FEU
Cette année, le Jour du Soulèvement National se tient à Dharamsala au milieu de témoignages quotidiens d’actes de résistance et de répression en provenance du Tibet. Pour la première fois, le dalaï-lama n’a pas prononcé d’allocution il avait annoncé en 2011, pour son dernier discours officiel du 10 mars, qu’il transférait son pouvoir politique à un chef de gouvernement élu.


En Chine, au Sichuan, mais aussi au Qinghai et au Tibet, la cadence des manifestations et immolations par le feu s’est accélérée depuis le début de l’année 2012, tandis que l’intensification des représailles policières au moins trois manifestations ont conduit à des morts par balles ou de mauvais traitements des immolés qui survivent à leurs blessures, comme le moine Lobsang Kunchog, amputé des quatre membres et soumis aux brimades du personnel chinois de l’hôpital où il est traité – alimentent en retour la colère des Tibétains.


Tout dernièrement, à Rebkong, dans le Qinghai, des collégiens tibétains ont protesté le 7 mars quand ils ont découvert que les manuels scolaires de la rentrée n’étaient qu’en chinois plusieurs manifestations d’écoliers avaient déjà eu lieu dans la même région en octobre 2010.


Un jeune homme a été tué par balles le 6 mars dans la préfecture autonome tibétaine de Golog (province du Qinghai), parce qu’il s’est interposé lors de l’arrestation d’un autre Tibétain recherché par la police et accusé d’avoir décroché le drapeau chinois d’un bâtiment officiel le 26 janvier dernier. Le 5 mars, un Tibétain de 18 ans s’est immolé dans la préfecture de Ngaba (Sichuan), soit la 26e immolation par le feu depuis 2009. La veille, une femme de 32 ans, mère de quatre enfants, s’immolait à Ngaba, le lendemain de l’immolation par le feu d’une lycéenne de 19 ans, cette fois à Machu dans le Qinghai.


SURVIVRE À L’OPPRESSION
Liées au départ à la persécution du monastère de Kirti, à Ngaba, où les forces armées avaient massacré une dizaine de civils en mars 2008, les immolations de moines (et souvent de moines expulsés des monastères en raison des nouvelles mesures de discipline imposés par le parti), sont devenues un mouvement collectif de protestation : désignées comme des « martyrs » à Dharamsala, les immolés sont des « terroristes » pour le gouvernement chinois.


A Pékin, la dissidente tibétaine Woeser, placée sous résidence surveillée à l’approche de la date sensible du 10 mars, a pris l’initiative dans une lettre ouverte cosignée par la poétesse tibétaine Gade Tsering et le bouddha vivant Arjia Lobsang, en exil aux Etats-Unis, d’en appeler à cesser les immolations par le feu. Woeser avait été l’une des premières à qualifier les immolations d’actes de résistance. Il est temps, écrit-elle le 7 mars après avoir rendu hommage « au dévouement rare » qui a poussé 26 Tibétains à recourir à cette forme extrême de protestation depuis février 2009, de « chérir sa vie au temps de l’oppression ».


Ces 26 immolations ont clairement exprimé la volonté des Tibétains, dit-elle, or l’expression ne peut être un but en soi : il est temps de « mettre cette volonté en pratique », de rester vivant et de survivre à l’oppression. L’intégralité de la traduction en anglais de son texte est sur son blog.


SURENCHÈRE RÉPRESSIVE
Côté chinois, la désignation des immolés comme des « terroristes » s’inscrit dans la continuité d’une surenchère répressive que rien n’incite à freiner. La politique de la « stabilité à tout prix », qui commence à être modulée ailleurs en Chine en raison de ses excès, ne souffre aucun aménagement au Tibet.


Les participants à des manifestations ou des actes de résistance sont souvent laissés libres le temps que les choses se calment, puis les meneurs présumés sont traqués et arrêtés. Les procès sont expéditifs et les condamnations pour « séparatisme » ou « subversion » sont le plus souvent très lourdes. C’est le cas récemment des participants à un rassemblement pacifique à Nangcheng, dans la préfecture de Yushul au Qinghai. Ainsi qu’à Drango (Luhuo en chinois) dans le Sichuan, où une centaine d’arrestations ont eu lieu récemment selon Free Tibet.


Les familles, les employeurs, et les monastères sont « punis » pour les crimes de leurs employés ou membres. De fait, si, ailleurs en Chine, des contrepouvoirs balbutiants se mettent en place, grâce à la presse, aux réseaux sociaux, aux avocats et aux ONG, les régions tibétaines sont livrées aux formes les plus brutales de gouvernance.


INDIFFÉRENCE DE L’OPINION PUBLIQUE CHINOISE
L’opinion publique chinoise est indifférente et hostile aux revendications des Tibétains : les immolations ou autres manifestations, quand elles sont rapportées dans les médias chinois, le sont sous la forme d’entrefilets ou de brèves. Enfin, la perception que la question tibétaine est « intouchable » en raison de l’agressivité des autorités n’incite aucun des intellectuels ou des bloggeurs chinois, pourtant prompts à se mobiliser sur d’autres sujets touchant à la dignité humaine, à s’en mêler de trop près, par peur des représailles.


Du reste, au sein de l’appareil de sécurité qui continue de baigner dans une vision maoïste des rapports de force, le pire cynisme règne en maître : « Plus la situation est chaotique au Tibet, mieux c’est. Cela servira à entraîner nos troupes et à endurcir les masses. En outre, cela nous procurera une raison suffisante pour écraser la rébellion et mener des réformes dans l’avenir », confiait Mao Zedong en février 1959, il y a 53 ans, alors que la révolte battait son plein dans le Kham.


Brice Pedroletti / Le Monde

 

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