Encore un intellectuel tibétain arrêté


shogdung


L’intellectuel tibétain Shogdung (ou Zhogs dung), chef de file du groupe “La nouvelle école de pensée” de Xining, province à majorité tibétaine du Qinghai, vient d’être arrêté.


J’ai rencontré Shogdung il y a deux semaines, à Xining. Il savait qu’il pouvait être arrêté à tout moment.


Il ne se trompait pas. Vendredi dernier 23 avril, à 17 heures, une demi-douzaine de policiers se sont présentés sur son lieu de travail et l’ont emmené. Son logement a été fouillé, ses ordinateurs confisqués. Depuis, sa femme n’a plus de nouvelles. Aucun motif n’a été donné, pas plus que le lieu ou la durée de sa détention.


Shogdung s’attendait – avec un courage quelque peu fataliste – à devoir « payer le prix » du dernier livre qu’il a publié il y a quelques mois, en-dehors des circuits normaux d’édition, sans numéro ISBN, c’est-à-dire sans autorisation. Le premier tirage, 10 000 exemplaires, a été rapidement épuisé. Des éditions pirates ont pris la relève. En Chine, on pirate tous les livres, même écrits en langue tibétaine, même illégaux, à condition qu’ils se vendent. Celui de Shogdung était un succès de librairie, un pur phénomène de bouche à oreille. On pouvait se le procurer partout à Xining, y compris à la grande gare. Il n’était pas mis en évidence, il fallait le demander.


Bien qu’il soit lui-même un éditeur de longue date et auteur de plusieurs ouvrages remarqués, Shogdung n’a pas trouvé d’éditeur pour cet ouvrage intitulé « Séparer le ciel de la terre » (une expression qui signifie « une première historique »). Il n’en était pas étonné : le livre traite en effet des événements de mars 2008 qui ont secoué Lhassa avant de se propager à toutes les régions tibétaines de Chine (aujourd’hui éclatées entre cinq provinces différentes).


J’ai demandé à Shogdung de m’en parler. Il a hésité : il ne se sentait pas capable de résumer de façon satisfaisante un travail qui avait exigé une considérable remise en question de sa propre pensée. Il m’a cependant suggéré : « Puisque vous ne lisez pas le tibétain, vous aurez une assez bonne idée du propos en vous faisant traduire le sommaire ».


Une amie m’a fourni cette traduction. Dans la préface, Shogdung déclare qu’aucune des formules par lesquelles on désigne les événements de mars 2008 ne réussit à en rendre l’esprit révolutionnaire et innovateur, l’audace extrême qui consiste à « abandonner la vieille voie socialiste » et à « jeter les bases d’une société nouvelle ». De fait, il suffit de jeter un coup d’œil sur le sommaire pour comprendre que Shogdung a décidé de faire le réquisitoire de la politique chinoise au Tibet. On y trouve des chapitres intitulés « Comment le Tibet est devenu la boucherie du Dieu de la Mort », « Comment le Tibet est devenu une prison infernale » ou encore « Comment le Tibet est devenu un lieu de conflit et de terreur »…


Aussi implacable que le constat puisse paraître, Shogdung veut s’en tenir à une résistance non-violente, à « la voie pacifique » et aux « valeurs universelles ». La déclaration universelle des droits de l’Homme est d’ailleurs jointe en annexe du livre.


Ce livre constitue un revirement à 180 degrés. Longtemps, Shogdung s’est acharné sur les travers de la culture tibétaine, les tenant pour responsables de ce qu’il appelait « l’arriération » tibétaine. S’il y avait autant d’analphabètes parmi les Tibétains, si leur société était si archaïque, c’était d’abord à cause du bouddhisme et de la tradition.


Dans une série d’articles publiés en 1999, Shogdung écrivait que le Tibet souffrait de n’avoir connu ni Renaissance, ni Meiji, ni rien qui ressemblait au mouvement (moderniste) du 4 mai 1919 en Chine. Il était resté confit dans une tradition étouffante : « L’ancienne religion des divinités temporelles qui se laissent guider par les dieux, les nagas, les esprits et autres démons présents dans ce monde ; la croyance dans les divinités, la divination, l’astrologie ; l’usage des malédictions, des sorts et des formules magiques ; ainsi que les notions de « non-soi » et de « karma », etc. ; toutes ces croyances par lesquelles les dieux et les démons prétendent nous posséder sont les vieilles propensions dont nous parlons et qui ont si souvent noyé de leurs ténèbres les jeunes qui voulaient réfléchir… Ce monde grouillant de divinités et de démons ne nous a apporté que de la honte. Il ne nous a en rien sauvés ». Shogdung concluait cette diatribe d’une rare violence en prônant une modernisation à la hache.


Ces articles ayant été publiés dans le journal « Qinghai Tibetan News », organe du Parti de la province, Shogdung est alors apparu comme un « intellectuel officiel », proche des positions du gouvernement chinois. Pour certains Tibétains, ce n’était qu’un vendu, un traître à son peuple. D’autres, et spécialement les plus jeunes, appréciaient la nouveauté de ses analyses, son franc-parler et son courage. Avec un petit groupe de ses amis de Xining, Shogdung avait fondé un groupe baptisé « Nouvelle École de Pensée ». Parmi ces intellectuels tibétains quadragénaires, modernistes affirmés, une femme : Jamyang Kyi, chanteuse et journaliste, est la première Tibétaine à affirmer la nécessité d’une révolution féministe dans cette société ultra-patriarcale. Quand je l’avais rencontrée en 2007, quelques mois avant les événements de Lhassa, elle m’avait longuement expliqué comment la tradition patriarcale était à ses yeux responsable du retard de la société tibétaine, y compris du statut de soumission auquel elle se trouvait réduite. « Et le rôle des Chinois ? » lui avais-je demandé. « Les Chinois, on peut en dire beaucoup de choses, mais au moins ils traitent leurs femmes plus correctement que nous. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’ils sont plus modernes et plus puissants… »


Le soulèvement de Lhassa en 2008 a été un énorme choc pour les membres de la Nouvelle École de Pensée. Shogdung écrit qu’il avait été trop effrayé pour prendre la parole au moment des faits, mais que l’événement a marqué un grand tournant pour lui comme pour tous les Tibétains, en rendant manifeste la réappropriation d’une conscience nationale. Dans les semaines qui ont suivi mars 2008, la féministe Jamyang Kyi avait d’ailleurs été arrêtée – son crime consiste à avoir communiqué une information par mail concernant les émeutes – et torturée pendant les interrogatoires. Aujourd’hui, elle continue les actions de sensibilisation sur le statut des femmes. Mais les priorités ont changé : il ne suffit plus de s’interroger sur les causes endogènes du « retard » tibétain, il faut désormais s’interroger sur les facteurs « externes ». En clair, sur la responsabilité chinoise.


Quelques jours avant l’arrestation de Shogdung, le groupe de Xining avait publié une lettre ouverte de condoléances à leurs frères tibétains victimes du séisme de Yushu. Le texte se termine par un passage étonnamment franc où les signataires conseillent de ne pas donner d’argent à « certaines organisations » – allusion à peine voilée à la Croix rouge chinoise, seule habilitée officiellement à recueillir des dons – car « qui peut assurer qu’elles soient à l’abri de la corruption et des détournements ? »


La plupart des commentateurs dans la presse occidentale ont vu dans cette lettre ouverte la cause de l’arrestation de Shogdung. Selon les échos que j’ai pu obtenir à Xining, la lettre ouverte a tout au plus joué le rôle de prétexte. Cette arrestation n’était qu’une affaire de timing. Elle confirme le sentiment dominant chez ceux qui observent la politique chinoise et constatent que la Chine n’a qu’une façon de réagir à la contestation quand elle porte sur des sujets « sensibles » comme les droits de l’homme ou les régions peuplées par les minorités : elle sévit. Tôt ou tard, malgré tous ses discours sur le « soft power » ou sur la « diplomatie publique », elle sévit.


Qu’un intellectuel tibétain ultra-moderniste et anti-clérical comme Shogdung ait choisi de monter au créneau pour exprimer le ras-le-bol de ses compatriotes est en soi un sérieux revers pour la politique chinoise au Tibet. Qu’il ait été arrêté transforme ce revers en une grave défaite.

Ursula Gauthier

Source : C’est du chinois/Nouvel Obs


 

un commentaire

  1. TZ

    Merci pour ce blog que je ne connaissais pas. Continuez, le Tibet en a grandement besoin.