29 mars 2012 « Lorsque 2 000 Tibétains se seront immolés… »
Rebkong vue du toit de son monastère
Le 17 mars, un berger de Tongren (Rebkong en tibétain), père de 4 enfants, s’est immolé. C’est le 29e suicide par le feu en un an. Rencontre avec ceux qui bravent la répression chinoise et se sacrifient pour un Tibet libre.
De la grande lamasserie de Tongren surgit soudain un étrange tumulte. Une masse désordonnée de pèlerins et de passants se projette vers un parvis balisé de stûpas d’où s’échappe une fumée âcre. «Quand j’ai vu ça, je me suis plongé dans la foule pour voir ce qui se passait, murmure Dorge, un commerçant de Tongren. Des gens bouleversés criaient, d’autres priaient. En m’approchant j’ai vu un homme à terre qui brûlait.» «Comme d’autres, j’ai pris des photos», dit-il en sortant son téléphone portable. Sur les clichés flous, une forme humaine carbonisée gît au sol, entourée de tissus de soie jaune et blanc. En ce matin du 17 mars, Dorge assistait à la 29e immolation de Tibétains en l’espace d’un an. «Les gens ne tentaient pas d’éteindre les flammes… mais jetaient des écharpes de cérémonies autour du corps, en signe d’offrande», raconte-t-il, encore suffoqué. «Depuis peu, confie-t-il, il s’est répandu une rumeur à laquelle désormais croient beaucoup de gens. Elle dit que lorsque 2 000 Tibétains se seront immolés, le sacrifice sera tel que, par une sorte de miracle divin, le Tibet deviendra enfin libre.»
Écharpes. L’homme qui ce jour-là s’est transformé en torche vivante s’appelle Sonam Thargyal. C’était un berger de 44 ans, père de quatre enfants, qui effectuait des travaux de menuiserie dans la lamasserie de Tongren pour gagner de quoi nourrir sa famille. Celle-ci vit dans un petit village, Xiabulang, situé sur les hauteurs, à 8 kilomètres de là. Pour s’y rendre, des précautions s’imposent. Depuis que les suicides par le feu se sont généralisés dans les régions tibétaines – tant dans la province du Sichuan que dans celles du Qinghai et du Gansu – les routes sont barrées pour empêcher les journalistes de s’y rendre. Le Tibet proprement dit – la «Région autonome du Tibet» – est, quant à elle, pratiquement en état de siège depuis le grave soulèvement antichinois de 2008 (1), et inaccessible à la presse depuis quatre ans. Cette technique permet à Pékin d’endiguer l’information et de minimiser la portée de ces inimaginables actes de défiance dont seuls les Tibétains exilés, en contact avec la population locale, se font le relais. Dans Tongren, comme tant d’autres villes tibétaines, une troupe chinoise dressée à l’attaque patrouille jour et nuit, tandis que des escouades de policiers en civil, Chinois et Tibétains, quadrillent les rues. Tous les journalistes qui ont tenté dernièrement de s’y rendre ont été refoulés. Mieux vaut emprunter les chemins de traverse.
On accède à Xiabulang par un sentier. Ce village de 600 âmes est presque entièrement analphabète, car la première école n’a été construite qu’il y a deux ans. En novembre, les autorités ont néanmoins gratifié l’entrée de ce dérisoire village d’un pylône de surveillance directement relié à un commissariat de la ville : pas moins de quatre caméras vidéo scrutent les allées et venues. Il y en a beaucoup en ce moment. En voiture, en bus, à pied même, chaque jour amène un flot ininterrompu de centaines de pèlerins venus de tout le Tibet rendre hommage à la famille du berger immolé. Ils défilent solennellement devant le sanctuaire érigé dans la modeste demeure du martyr. Bien que proscrits, de grands portraits du dalaï-lama, ainsi que des écharpes de cérémonies multicolores, couronnent un petit autel où figure la photo du défunt.
listes. Celui-ci a été incinéré par les lamas de Tongren quelques jours après son acte, au cours d’une cérémonie rassemblant une telle affluence que les autorités ont renoncé à la disperser. Dans la cour de la maison, des femmes en chouba (manteau traditionnel) font tourner de gros moulins à prières munis d’une auréole de tissu multicolore. Un aka (moine) en toge pourpre et les quatre enfants de Sonam Thargyal, âgés de 6 à 23 ans, accueillent les visiteurs qui apportent leur obole, dûment répertoriée dans un cahier par le clerc du village.
Les plus démunis offrent des briques de thé ou des sacs d’orge qui s’entassent dans un hangar en bois. D’autres donnent jusqu’à l’équivalent de 1 200 euros – une petite fortune. «Papa ne nous a rien dit avant de commettre son geste, et rien ne nous donnait à penser qu’il y songeait»,marmonne en tibétain l’un des enfants en croisant les mains. Le clerc, un des rares habitants à parler chinois, traduit d’un ton grave. La famille est-elle fière de son sacrifice ? «Nous ne pouvons pas répondre franchement à cette question, mais vous devez vous douter de la réponse», dit le clerc en décochant un regard inquiet.
Dans le Tibet barricadé, où disparitions, emprisonnements et tortures font partie du quotidien, mieux vaut rester circonspect. Mais cette répression stimule aussi, plus que jamais, les actes de défiance. «Nous sommes un peuple de conscience qui ne peut pas vivre sans dignité, sans religion, sous la coupe d’un gouvernement chinois qui insulte ce que nous avons de plus sacré»,dit Kelsang, un poète Tibétain. Le prestige du dalaï-lama est tel, dit-il, que de longues listes portant les noms des défunts de tout le Tibet lui sont constamment envoyées en Inde où il réside, par messager ou par courrier électronique, afin qu’il les bénisse. Selon lui, «le simple fait qu’il lise ces patronymes suffit à les consacrer».
De son côté, Pékin, qui accuse le grand lama exilé de «séparatisme», oblige les moines à renier par écrit leur saint-père – par ailleurs constamment stigmatisé par la propagande. Alors que le dalaï-lama dénonce la politique d’immigration massive de Chinois de souche dans les régions tibétaines, l’agence Chine nouvelle l’accusait cette semaine d’être «aussi cruel que les Nazis» et de préconiser contre les colons chinois un «holocauste similaire à celui d’Hitler contre les Juifs»… «La répression qui sévit depuis les émeutes de 2008 est devenue plus intolérable que jamais»,s’exclame une écrivaine tibétaine en soulignant que, depuis deux ans, l’enseignement en tibétain est proscrit dans toutes les écoles, même pour les enfants de primaire.
«Avant 2008, complète un fonctionnaire tibétain, on pensait, comme nous le répète sans cesse la Chine, que nous étions un peuple arriéré qui devait se siniser pour entrer dans la modernité. La ténébreuse répression chinoise nous a désormais tous fait comprendre, du simple berger aux intellectuels en passant par le clergé, que l’intention des Chinois est de nous couper le cou pour s’emparer mort ou vif de notre Tibet. Cette prise de conscience identitaire est sans précédent dans l’histoire de notre peuple.»
Agonie. La résistance prend de nombreuses formes. «De plus en plus d’entre nous font attention à n’utiliser que des mots tibétains, et à remplacer les mots chinois que nous utilisions auparavant par des mots tibétains nouvellement forgés», dit une enseignante en évoquant le sacrifice d’une lycéenne de Maqu (province du Gansu) qui voulait protester contre l’interdiction de l’enseignement en Tibétain. C’était le 3 mars : Tsering Kyi, 20 ans, s’est recouvert le corps de couvertures imbibées d’essence qu’elle a fixé sur son corps avec du fil de fer, avant de sortir s’immoler sur la place du marché de la ville. Son agonie n’a duré que quelques minutes.
La police a immédiatement bouclé la place et confisqué les téléphones portables de tous les passants pour effacer les clichés du drame. «Le bouddhisme interdit le suicide, souligne un écrivain de Tongren, mais dans une situation où on ne peut même plus pratiquer librement notre religion, l’immolation est justifiée. Ce sacrifice ultime pour la cause tibétaine me rend fière d’être Tibétain.» Il ajoute : «La non-violence prêchée par le dalaï-lama est entrée dans la conscience des Tibétains, et le suicide par le feu est l’expression d’une résistance la plus intense qui soit, tout en restant dans le cadre de ce principe.» Beaucoup de Tibétains soulignent que ces suicides par le feu ne sont pas des gestes de désespoir, bien au contraire. «Après tant d’années de tourment et d’abattement, assure le poète Kelsang, ces immolations ont redonné aux Tibétains un incroyable sentiment d’espérance. Ces sacrifices ont forgé une conscience commune et réveillé une volonté de résistance.»
(1) Cette révolte a fait dix-neuf morts selon le bilan officiel, 150 selon des sources tibétaines.
Philippe Grangereau, Libération